Ne sois surtout pas en retard, Sir Alex déteste ça. Il arrive entre 6h30 et 7h chaque matin et si tu n’es pas là en avance, il ne voudra plus faire l’interview." C’était la première fois que je rencontrais Sir Alex Ferguson en interview individuelle. C’était pour Téléfoot, pour parler notamment de Laurent Blanc, qui, à l’époque, excellait à Bordeaux. Sir Alex avait accepté de le faire, grâce notamment à l’aide d’Alastair Campbell, l’ancien spin doctor de Tony Blair, ami intime de Ferguson et que je connais bien. En plus d’arranger l’entretien, notre ami en commun m’avait donné quelques conseils précieux : "Habille-toi en costume-cravate. Il n’aime pas les journalistes d’aujourd’hui qui ne sont pas bien habillés. Et parle-lui un peu en français. Il aime parler votre langue."
C’était un matin de décembre 2008. Il faisait froid à Manchester. J’avais rendez-vous à 8h30 à Carrington, au centre d’entrainement de United. L’attachée de presse du club m’avait bien répété : "
Sur le chemin, je dois avouer que je stressais comme jamais avant une interview. Je suis arrivé à 7h42 exactement !! A l’entrée du complexe, il a fallu montrer patte blanche. Mon nom était bien sur la liste. A l’entrée, la secrétaire m’a dit de m’installer. Il était arrivé avec son thé à la main, en survêtement, chaussettes blanches et claquettes Nike. Sa tenue habituelle pour ses conférences de presse à Carrington. "C’est toi l’ami d’Alastair Campbell ? Il m’a dit du bien de toi. Tu as mis une cravate, tu as bien fait. Je n’aime pas ces nouveaux journalistes qui ont perdu le respect." C’était parti. Quelques blagues, des mots en français, des souvenirs de vacances dans le sud de la France. "Ca fait 23 ans que je vais au même endroit en juin." Et une super interview. On s’est quitté sur une poignée de main franche trente minutes plus tard. J’avais des souvenirs pleins la tête mais ce n’était rien par rapport à ma deuxième rencontre avec le maitre.
"Sir Alex arrive"
Cette fois, je reçois un appel un lundi matin de la rédaction de Téléfoot. Fabien Barthez va faire une interview de Sir Alex dans un hôtel de Manchester le lendemain, mardi 27 septembre, jour du match de Ligue des champions face à Bâle. Ils ont besoin de moi pour pouvoir aider Fabien au niveau de la traduction. Me voilà donc dans le lobby de l’hôtel Lowry, lieu de mise au vert traditionnel des Red Devils pour les matchs à domicile où tout un étage, le deuxième, leur est réservé.
Je rejoins Fabien Barthez et Christophe Abel, mon ami, journaliste à Téléfoot. Je dois avouer que j’avais quand même du mal à croire que nous allions interviewer Sir Alex Ferguson le jour d’un match de Ligue des champions. Mais bon. Il est 14 heures et nous voilà dans l’ascenseur accompagné du directeur de l’établissement qui nous ouvre la porte d’une des suites de ce fameux 2e étage. La première pièce est un salon et la deuxième une chambre double. Pour l’instant, tout est calme, hormis les gardes de sécurité. Et puis le téléphone de la chambre sonne. Je décroche. "Sir Alex arrive", me dit une charmante voix féminine. D’un seul coup, des ascenseurs sortent Wayne Rooney et consort pour prendre place dans leurs chambres respectives. Sir Alex arrive tranquillement, en survêtement, avec sa valise à roulettes. Il salue tout le monde chaleureusement, surtout Barthez et lui présente De Gea. "Je lui parle souvent de toi quand on est dans le bus, de ce que tu représentes pour ce club", avant d’enchainer : "Vous aimez la chambre ? J’ai toujours la même. A mon âge, j’ai besoin de faire une petite sieste l’après-midi. Je me réveille souvent la nuit pour regarder la télé."
"Le manager, c'est ma femme !"
Il s’est assis sur le canapé, relâché, détendu comme je ne l’avais jamais vu. Il chambrait tout le monde, faisait des phrases en français. J’étais assis en face de lui avec Fabien sur sa droite. Pendant une heure, il nous a raconté ses histoires, sa philosophie, ses métaphores. "Une équipe, c’est comme des oies qui migrent en groupe. Elles volent en forme de V, celles de devant travaillent et puis elles se relayent. Si l’une sort du V, deux vont la chercher." "Dans une équipe, je n’ai besoin que de 8 joueurs sur 11 à leur meilleur niveau car ils vont porter les 3 autres. Et le match suivant, ces trois-là feront partie des stars et porteront à leur tour les autres qui ne seront pas bons. Dans ma carrière à MU, je n’ai eu mes 11 joueurs à leur meilleur niveau en même temps dans 6 matchs. 6 sur 1500."
Enfin, il y a la célèbre photo, "Lunch atop a skyscraper", encadrée dans son bureau. Elle représente onze ouvriers en train de déjeuner, assis sur une poutre qui pend à plusieurs dizaines de mètres au-dessus du sol, sans la moindre sécurité, lors de la construction du GE Building qui est le principal bâtiment du Rockefeller Center de New York. "Chaque joueur qui signe à Manchester United, je lui montre la photo et je lui dis : regarde, ils sont 11, comme une équipe de football. A l’époque, quand un ouvrier tombait, ils étaient deux de ses collègues à se jeter pour essayer de le rattraper. Tu dois te sacrifier pour tes coéquipiers sur le terrain. C’est la même chose." Il nous a aussi parlé des pieds de Giggs, fins comme ceux d’une danseuse, de Cristiano l’acharné du travail, des dribbles de Barthez sur sa ligne, de Cantona, de Beckham, du vin français, de sa longévité, de ses 11 petits enfants : "une équipe ! Il me faut des remplaçants maintenant." "Et un manager", lui ai-je répondu. "Ah non, le manager, je l’ai déjà ! C’est ma femme", a-t-il rétorqué en explosant de rire. Finalement, en une heure, j’avais découvert le vrai Ferguson, humain, fin, fascinant, plein d’humour, attachant, charismatique, loin de l’image que son personnage parfois agressif projette parfois. J’ai compris son génie ce jour-là et pourquoi il avait tant gagné pendant toutes ces années.
Julien LAURENS : Il a intégré la rubrique des sports du Parisien-Aujourd’hui en France en 2001. Depuis 2004, il couvre toute l’actualité de la Premier League pour le journal depuis Londres et suit également l’équipe de France. Depuis 2010, Julien Laurens est aussi le correspondant en Angleterre pour RTL. Il intervient également sur la radio anglaise TalkSPORT et sur CNN.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire